Dans mon village existait de tout temps un personnage arrivé de nulle part, sans âge. Les gens qui le fréquentaient que très rarement disaient qu’il était vieux, c’était sa condition. Il parlait peu mais de ses silences se dégageait une sagesse presque palpable. Ses gestes étaient lents, fluides, portés par une sérénité contagieuse. Chez lui, il n’y avait aucune méfiance mais un sens d’observation hors du commun. Rien ne lui échappait. Tout le monde semblait l’apprécier sans jamais le connaître réellement. Seul le Fou avait certaines affinités et échangeait parfois avec lui. On ne lui connaisait ni femme, ni enfant.
Dans certains moments inhabituels, il parlait d’un passé inconnu de tous, de lieux inexistants sinon que de lui seul. Il ne semblait pas réellement instruit mais connaissait des choses pour le moins mystérieuses et secrètes. Il disait qu’il avait appris la vie dans des prisons, des lieux de réclusion qu’il appelait des ‘’camps’’. Pourtant, il n’avait rien d’un délinquant. Il était tout simplement différent et pouvait très bien s’arranger seul. Il n’était pas contre les gens et la communauté mais vivait comme en dehors de la collectivité. Il refusait de travailler pour ce qu’il appelait l’ennemi. Son approche de la vie était plutôt de nature idéologique: se battre contre tout abus de pouvoir, nous libérer de toute ingérence dans notre volonté ou intention d’être, préserver notre libre-arbitre.
Il écoutait tout ce qui se disait autour de lui mais ne prenait rien en première lecture. Même les autorités en prenaient pour leur rhume: curé, maire, notaire, docteur…etc. Il n’adhérait à aucune de leurs vérités, gardant son sens critique à l’affût. De fait, il aimait passer tous les commentaires au filtre de son jugement, devenant le seul maître à bord. Puis, si certains passaient ‘’ses’’ bornes, il n’hésitait pas à affirmer son désaccord mais toujours dans le calme, en douceur et appuyé sur des idées nettes. Ce programme en trois points guidait les moments de sa vie. C’était devenu son plan de dissidence; son mode de penser, de ressentir les gens et les faits, d’agir en clair.
Toutefois, jamais il ne se mettait réellement en danger, soucieux de préserver son intégrité, sinon son équilibre. Il avait dû apprendre très tôt qu’il n’était pas bon d’affronter une force aveugle capable de toutes les destructions. Sa vie était précieuse et devait être protégée à tout moment et à tout prix. Une crise, un affrontement peut conduire à une plus grande maturité mais aussi à une destruction, selon notre degré de préparation.
À une autre occasion, il avait parlé d’un de ses ‘’frères d’armes’’ qu’il semblait apprécier, sans toutefois partager complètement son mode d’opération. Pour lui, il était justifié de ‘’saboter’’ l’avance de l’ennemi par des actions clandestines, des gestes concrets mais en étant sûr de préserver les populations, de les tenir en dehors de leurs actes et de leurs conséquences. Pour lui, la résistance était un mal nécessaire mais à manœuvrer avec prudence. Quoique dans bien des situations, il admettait que la nécessité d’agir pouvait justifier bien des risques, ne serait-ce que de ne pas obéir aux directives.
Enfin, selon le Fou, suite à ses échanges avec le ‘’vieux’’, la dissidence et la résistance n’étaient pas vitales seulement en temps de guerre ou de conflit. Il y a des situations ‘’quotidiennes’’ qu’on nous impose et qui contribuent à brimer notre identité, notre unicité. Quand des autorités s’arrogent le droit de penser ce qui est bon pour nous et de se donner les moyens pour tout contrôler, il est temps de réagir. Il faut alors résister à leur volonté, leur oppression.
C’est ainsi que le Fou en était venu à dire que le ‘’vieux’’ parlait d’événements de son temps mais qu’il en parlait au présent, comme si la ligne du temps s’affolait, passé, présent et futur réunis. Selon eux, l’humanité est actuellement en danger, alors, il en va de nous tous de réagir selon nos moyens face à ces ‘’ Hauteurs Béantes ‘’, là où la liberté s’exprimait par et dans le courage.
( hommage à Alexandre Zinoviev)
Le Fou Du Village