La Marocaine

Il y a longtemps ou peut-être moins, les plus vieux du village parlent  d’une visite particulière.   Un beau jour est apparue une dame sans âge pour visiter le paysage, disait-elle.  Elle avait le pas lourd et s’aidait d’une canne en ivoire pour garantir son équilibre. Plusieurs étaient intrigués par ses rides sur son beau visage, autrefois jeune. Elle répondait alors: ‘’Je suis dans la jeunesse de ma vieillesse.’’ Une femme plus jeune était avec elle: cheveux noirs d’ébène, port altier,  mouvements souples, on aurait dit qu’elle dansait sur le sol. Elle pouvait être sa fille sans toutefois en avoir la certitude.

L’accompagnant partout dans son périple, elle fut témoin du premier contact entre la Dame et le Fou. Il y avait une lumière spéciale dans leurs yeux, un échange presque d’intimité et instantané. Et le Fou devint leur guide privilégié. Passant près de la chute qui était l’âme de ce village, la Dame demanda s’il y avait quelqu’un qui venait arrêter cette eau pour la nuit. Le Fou, un tantinet éberlué, lui répondit: ’’ Pas que je sache.’’ Elle était vraiment bizarre cette Dame avec ses questions auxquelles personne n’avait déjà pensé. Et elle en ajouta quand elle demanda à sa ‘’fille’’ de  prendre une photo près de la chute car: ‘’mes amies ne me croiront pas si je parle de tout cette eau sans contrôle ‘’. Encore plus bizarre quand elle demanda que le Fou soit avec elle sur la photo.

Les gens se demandant pourquoi le Fou prenait tant de place à ses yeux, elle ne s’en préoccupait nullement. On sentait seulement une complicité entre eux, comme un accueil réciproque, des regards partagés. Un jour, elle demanda au Fou qu’elle était son nom? Il ne pouvait répondre car tous l’appelaient ainsi depuis sa naissance. Alors, elle lui demanda s’il accepterait de se faire appeler maintenant BOZON. Il la regarda alors et on pouvait voir une larme au coin des yeux. Il était à son comble car personne ne lui avait donné un tel cadeau, un nom, une identité propre.

Un jour, quelqu’un remarqua qu’elle avait des tatoos sur les lèvres, comme des barres symétriques qui faisaient le contour de sa bouche. Intrigué, un peu sans gêne, il lui demanda l’origine et le sens de ces marques. Un peu Philosophe, il s’interrogeait sur tout et rien, sur des préoccupations qui outrepassaient  les questionnements des villageois. Il en était venu à penser que cela avait une fonction médicale. Nullement décontenancée, elle sourit en coin et dit simplement: ‘’Vous devriez savoir que la jeunesse est le pire des maux.’’

Suspectant de plus en plus de mystères entre Bozon et la Dame, les gens du village se mirent à faire plein d’hypothèses sur leur lien: abus possibles, fils naturel, santé mentale de la Dame, etc. Sans tenir compte de ces racontars, et juste avant de quitter, elle échappa un commentaire qui en disait long pour qui voulait entendre. Elle avoua à quelques-uns qu’elle les trouvait chanceux d’avoir Bozon au village car c’était un enfant de Dieu. D’où elle venait, on considérait ces enfants comme des ’’envoyés’’ qui seront toujours avec eux pour les aider dans leurs tâches quotidiennes, dans leur équilibre individuel et collectif. Pour elle, un village sans Fou est une communauté vide et en danger. Pour elle, la ‘’folie colonisée ’’ était une aberration, celle qui des asiles, des médications, de l’euthanasie. Elle était vraiment bizarre cette Dame.

(Hommage à Mui)

Le Fou Du Village