Avant, mon village était un tout organique et organisé aux plans matériel et humain. Il était un regroupement de gens ayant des valeurs, des croyances, des contacts simplifiés et relativement homogènes. De la naissance à la mort, vous apparteniez à ce milieu. Des règles, sans être toujours claires et précises, mais reconnues de la plupart, guidaient et parfois imposaient nos échanges. Sauf pour moi le Fou qui était hors norme, hors raison parfois, mais qui avait sa place, son rôle.
Bozon était le fou du village, connu de tous mais très peu fréquenté. Comme un électron libre, il ne suivait pas une trajectoire régulière et prévisible. Insignifiant, il donnait sens à la vie des gens. Parfois, il était la poubelle de quelques-uns qui y déversaient leurs frustrations, leur arrogance, leur suffisance. Parfois, il était les bras et les mains qui s’activaient à des tâches simples, supervisées par un ‘’normal’’, pour quelques sous à la satisfaction des deux.
Bozon, à vrai dire, est le seigneur d’un royaume de l’ombre, invisible fait de ténèbres d’où naît la lumière et la création. Ses particules, laissées à tout vent, déversent en abondance la vie sous toutes ses formes. Il parle aux arbres, aux pierres, à l’eau qui le rafraîchit. Il contemple et reconnaît son père le Soleil, sa mère la Lune, ses frères et sœurs les étoiles. Et voilà que parfois les gens du village rient de lui, rient avec lui devant tant d’innocence.
Bozon sera le début et la fin du village. Quand il disparaîtra, on le regrettera car tous les gadgets robotisés créés par l’homme n’insuffleront jamais la quiétude de l’humain se sachant la créature de Dieu, comme un enfant qui découvre la vie devant l’Éternel. La simplicité ressentie et assumée. La conscience d’un brin d’herbe.
Si chaque cellule contient la génétique de tout le corps qui l’accueille et peut être la matrice qui va permettre sa reproduction à l’intégral, Bozon est la particule de Dieu qui transmet la vie en acte, émotion et pensée. Il est trinitaire comme au tout début de la création qui ne cesse de se réinventer en nombre, diversité et unicité.
On dit qu’il y aurait différents fous: celui qui avait tout et qui perd tout brusquement comme pour Job dans l’Ancien Testament; celui qui n’avait rien et qui acquiert tout sans transition comme le multimillionnaire de la Loterie; celui qui sacrifie tout pour acquérir la sagesse tel l’initié; celui qui n’a pas eu ou a perdu certaines fonctions intellectuelles, affectives supérieures et des habiletés sociales suffisantes comme le malade mental.
Enfin, il ne faut pas oublier que derrière la folie se cache parfois la transcendance. En ce sens,’’ la sagesse de Dieu serait folie aux yeux des hommes, la sagesse des hommes serait folie aux yeux de Dieu.’’ La folie serait la présence dépassée qui devient absence, le savoir ultime qui devient ignorance, la culture qui est ce qui reste quand tout est oublié. La folie est l’état de l’être où l’avoir n’est plus nécessaire; elle est la conscience de l’être devenant celle du monde dont il s’est détaché pour aller plus avant. Et ce serait la condition des futurs si l’on veut bien considérer que nous ne sommes pas à la finalité de l’Homme, mais à la fin d’un cycle accompli et le début d’un autre déjà commencé.
Le Fou Du Village