En 1974, Ivan Illich avait écrit un essai sur l’expropriation de la santé. Ce document avait fait un choc dans le milieu car il développait l’idée de l’évolution du contrôle de l’acte médical. Selon lui, ce changement s’était fait en trois temps. Au début, quand le ‘’client’’ demandait une consultation, c’était lui qui mettait le processus en marche, le médecin attendant qu’on ait besoin de ses soins. À l’époque, les gens avaient leurs pratiques, leurs ‘’remèdes’’ et allaient consulter in extremis. Leur fierté était qu’ils n’avaient jamais pris de pilules, n’étaient jamais allés à l’hôpital…sauf pour mourir.
Plus tard, le médecin avait ouvert son bureau et assignait lui-même la prochaine rencontre, prenant ainsi le contrôle de ses actes. Il avait ses propres pratiques et ses médicaments donnaient des résultats plus rapides. Sa confiance et sa crédibilité croissaient avec le temps.
Enfin, quand l’État était devenu son employeur, car c’est lui qui payait maintenant, il avait de plus en plus défini ce qui était autorisé ou non. Il avait des protocoles, des temps alloués pour leur application. Et surtout, le médecin augmentait son chiffre d’affaires sans perdre de ses comptes. Ainsi, le médecin et son client se sont de plus en plus effacés dans les prises de décision concernant la mise en place et l’application des services médicaux.
Par ailleurs, le modèle étatique s’est de plus en plus imposé, étendu et ramifié au point de devenir une industrie pour les uns et un ‘’business’’ pour les autres. Quant au client, il est devenu un ‘’patient’’ qui, souvent, n’a plus guère un droit de regard ou de parole. On dit qu’il est ‘’pris en charge’’. Il est bien sûr la raison ou le déclencheur d’un remue-ménage qui le dépasse régulièrement et il en est de moins en moins au centre. On a mis des moyens en place pour répondre aux besoins de santé des gens et des populations mais sans toujours tenir compte des résultats réels et recherchés pour le mieux-être des personnes. C’est devenu comme une roue d’air qui tourne sous l’impulsion d’une force initiale et qu’on doit réactiver à l’occasion par quelques nouveautés. On est alors centré sur ces moyens mais la responsabilité de guérison dépend du client qui accepte ou non ces mesures. Qui plus est, la bureaucratie qui en est découlée faisait en sorte que l’entreprise étatique avait une vie autonome qui se nourrissait de directives, de rapports, de bilans.
Dans un tel contexte, la pratique médicale a de plus en plus glissé vers l’étude et l’intervention dans une situation de maladie, moins de prévention, encore moins dans une vision holistique impliquant des pratiques ‘’ non médicales ‘’. Or, dans toute maladie, il y a deux phases: les fonctions sont d’abord atteintes puis viennent le tour des structures. Ainsi, un gros fumeur commence par avoir des difficultés à respirer de plus en plus évidentes qui finiront souvent en un cancer. Il y a certes une évolution, mais force est d’admettre que la médecine actuelle attend que les structures soient atteintes et se centralise moins sur les fonctions. Dans ce contexte, nous devrions davantage parler du ministère de la maladie et non de la santé. Et le médecin devient un fonctionnaire de la maladie avec de nombreux rapports et justifications à remplir. Encore plus vrai quand on constate qu’il faut vraiment être patient pour avoir accès aux services, à moins d’aller au privé, plus rapide et humain.
(Hommage à Ivan Illich)
Le Fou Du Village