Dans mon village, il y avait un homme d’un âge certain mais d’une date de naissance incertaine. Relativement autonome, il n’attirait guère l’attention. Il ne parlait à personne et ne recherchait pas le contact. Parfois, je m’asseyais sur un banc, près de lui, pour quelques instants. Il me tolérait dans un silence plutôt léger. Puis, avec le temps, il me semblait y voir des regards furtifs.
Je ne me souviens pas comment cela est survenu mais un jour je ressens fortement un début de communication et surtout comme un désir de faire un dernier voyage. En effet, assis tous les deux au même endroit, il avait dans les mains un vieux journal avec des photos délavées et des écritures illisibles. Je voyais en même temps que ce ‘’précieux’’ document, une lumière dans son œil, un sourire à peine esquissé. J’ai compris.
Il espérait fermer une boucle de toute une vie, la sienne. Il mimait quelques mots pour me dévoiler quelques repères, me situer, et surtout m’inviter secrètement à le suivre dans son mystère. Avec son visage ‘’usé’’ mais encore ‘’allumé’’, il me glissa entre les mains son précieux document. Il s’agissait plutôt d’archives regroupant les différents indices et étapes d’une existence: bébé joufflu, enrubanné sur le dos d’une adulte, peut-être sa mère; un jeune enfant pêchant sur les bords d’une rivière, quelques poissons à ses pieds; un jeune ‘’écolier’’ plutôt absent et ailleurs etc.
Nous voilà donc tous deux dans mon camion, sur une route inconnue de moi mais familière pour lui. Nous avons traversé un petit pont à voie unique pour poursuivre notre chemin de terre en pleine forêt. À de rares occasions, nous avons rencontré quelques véhicules en sens inverse et dans une poussière opaque. À la fin de ce périple, nous nous retrouvons face à une rivière qui rejoint une montée en plein milieu de nulle part et entourée d’arbres.
Sur ce site, il y avait des chaussures usées et difformes, des jouets d’enfant rouillés, des outils maintenant inutiles, des carrés de maison, des cheminées noircies etc. Et le vieillard de se promener parmi des souvenirs encore vivants. Pour lui, le temps n’existait plus, maintenant et hier, l’espace n’avait plus de contours, ici et ailleurs.
Son dernier voyage se prolongeait sur plusieurs décennies, plusieurs dimensions en silence, sans émotion apparente. Puis, à la tombée du jour, nous sommes revenus au village, à son actuel. Ayant repris possession de son histoire, il était maintenant prêt à partir et retourner à sa Maison, à la Source, avec les siens, les compagnons de la morontia.
Quelques jours plus tard, on m’a appris sa mort et remis un porte-documents qu’il avait laissé à mon nom. Ému, je fouille et trouve un paquet de feuilles qu’il avait griffonnées au fil des gens et des ans. Alors, j’ai compris que ses silences étaient souvent occupés à ses souvenirs, rêveries, réflexions. Il n’avait besoin de personne étant lui-même complet. Et, de parcourir ces pans d’histoire, me voilà dans un tumulte d’écrire ces quelques lignes comme pour laisser une trace de mon passage à mes enfants et petits-enfants, peut-être à des amis inconnus venus d’ailleurs. Et me voilà pris d’une douce folie.
Le fou du village